"Baisers frappés"

Performance (gants de boxe, huile d'arnica, rouge à lèvres), 2024

de Julie Genelin

La performance de Julie Genelin explore les thématiques complexes du sexisme et de l'inégalité entre hommes et femmes dans le sport, en transcendant les frontières entre l'art et la société. En inscrivant son travail dans une réflexion sur la boxe comme métaphore de la dualité, elle établit un parallèle audacieux avec ses œuvres précédentes, telles que "Baisers volés » sur le Pont des Arts où elle utilisait l’entièreté d’un tube de rouge à lèvres, évoquant en déambulant les paroles d'Arthur Rimbaud : « Je sens les baisers qui me viennent aux lèvres". La première fois que l'artiste a performé, elle se tenait debout sur un socle et s' appliquait simplement du rouge à lèvres.

C’est ici la réminiscence de son geste inaugural : l’action de se mettre du rouge à lèvres. Souvent perçu comme un attribut du diktat féminin, ce geste, à la fois intime et public, est ici réapproprié en transformant un symbole de séduction en un outil de confrontation.

Cette performance s’appuie sur la répétition : transposer des baisers sur les gants de boxe, créant une juxtaposition entre un contact qui effleure et un impact brut. Cette répétition rituelle et performative décompose et reconstruit la dualité du féminin, oscillant entre douceur et agressivité, séduction et combat, passivité et action. Le duel, élément central de la boxe, devient ainsi une métaphore puissante des luttes internes et externes que les femmes doivent mener pour se frayer un chemin dans un monde marqué par les inégalités de genre.

À travers cette performance, Julie Genelin interroge les représentations culturelles et sociales du féminin et du masculin, tout en dénonçant les structures patriarcales qui perpétuent le sexisme, notamment dans le domaine du sport. En réinventant des gestes et des symboles associés aux rôles traditionnels des femmes, elle ouvre un espace de réflexion et de résistance, où la dualité devient un outil de subversion et de revendication.

Texte de Caroline Bravo

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Julie Genelin

Julie Genelin cultive une pratique généreuse en relation avec l’autre. Elle préserve précieusement des matières, des objets, des paroles. L’attention aux lieux, aux présences notamment végétales, est au cœur de son attitude artistique. L’artiste ralentit son rythme quotidien, se laisse surprendre et happer par des petites choses, des situations, possibles histoires en devenir. Elle capte ses « micro-territoires » tels des espaces de rêverie où le temps est suspendu. Ces « petits trésors » qu’elle conserve en images, rendent compte des vies, des marges. Sa série d’images de plantes vertes à travers les vitrines urbaines résultent de son observation de nos relations au vivant. A l’heure où le temps et les interactions avec l’altérité sont porteuses de renouveau, ses œuvres inspirent une culture du soin et de la transmission. Ses projets émanent, bien souvent, d’un temps long ou d’une expérience liée à l’instant du moment présent.

Les mots sont récurrents dans ses protocoles artistiques. L’écriture transmet la mémoire d’une émotion, d’une pensée. Pour l’artiste, les mots peuvent autant permettre d’ouvrir des portes d’accès vers l’autre que véhiculer la protection ou la frontière. L’écriture se vit comme un geste, une présence éphémère, qui reste en mémoire. Les mots apparaissent et disparaissent dans ses performances et œuvres collectives (Le plâtrier siffleur, L’eau et les mots). Ils deviennent des signes dessinés, une graphie à la ligne organique. Découpés en formes et contreformes, ils incarnent la frontière et la limite. Une certaine fluidité, qui en découle, se disperse et se diffuse. Dans ses dessins, des formes symboliques participent également à la création de son langage. Les quatre éléments reviennent notamment dans son œuvre et incarnent la métamorphose, l’apparition, la disparition, différents états de la matière.

Son jardin constitue le prolongement de son atelier. Julie Genelin perpétue un attachement au végétal et entretient une dynamique de transmission notamment par le biais du don d’un chêne à quiconque voudra bien le nommer et y prendre soin (Ma mère s’appelle Sylvie (et mon père Joseph), 2022). Elle observe les plantes, s’interroge sur nos relations envers elles et de quelle manière une forme de conversation peut s’établir. Les graines sont porteuses d’avenir, d’une renaissance.

Par ailleurs, ses œuvres suscitent la contemplation, la méditation et transmettent de la joie et de la douceur. Certaines sont réactivées et contiennent en elles un devenir, un dynamisme. Des participants sont invités à participer à l’œuvre (Alphabet silencieux). Certaines de ses interventions poétiques s’adressent également aux êtres vivants non humains, notamment Vogelbaum, où elle tente de rappeler les oiseaux en déposant des graines sur la surface d’un tronc d’arbre coupé. Un certain nombre de ses gestes artistiques répondent parfois à des faits de société de manière poétique et politique. D’une grande délicatesse, ceux-ci laissent peu de traces.

Son projet Calendrier, fragment d’une sculpture, entrepris depuis 1999, consiste en un protocole de récolte, de composition et d’archivage d’emballages de denrées alimentaires. Avec l’eau et le savon elle les nettoie méticuleusement… Au fur et à mesure de gestes de soin, ceux-ci changent d’état. Séché, ce matériau acquiert une dimension affective. Ces emballages ainsi dépliés, rangés, triés, associés par ordre chronologique composent un mur qui prend des formes nouvelles à chaque accrochage. La somme d’emballages conservés devient vertigineuse ; ce travail acquiert une dimension monumentale telle une ruine en devenir où seraient marquées des empreintes épigraphiques, celles du temps qui passe à l’échelle d’une personne. Réactivée, cette œuvre en cours peut donner lieu à un espace-temps d’échanges, de rencontres et de joie, celui de retrouver une place parmi l’ensemble, une identité parmi le collectif. Des récits personnels et la grande histoire s’interpénètrent au gré des différents accrochages. Un emballage, tel un fragment témoin d’un moment de vie peut faire émerger des souvenirs. Face à l’uniformisation du monde, un dialogue avec une date, un moment de l’histoire collective peut naître chez les plus curieux. Cette œuvre au long cours constitue ainsi un état du monde, un 6e continent, une métaphore d’un lien avec le temps long, tel un acte de résistance. Elle peut également s’apparenter à une topographie en mouvement, signe des bouleversements que subit la planète.

Julie Genelin préserve le temps qui passe et considère les bougies comme des objets de relation : le fait d’allumer la flamme permettrait de raviver une présence (Bougie ventilo). Elle réalise également des ex-voto qui s’apparentent à un don d’une présence mémorielle, une pensée, une petite lumière vers laquelle se tourner. Récemment, l’artiste s’est formée à la fabrication de bougies qu’elle crée dans des pots à lait et des sucriers de toutes sortes de style et d’époque, objets qui réactivent la piste animale et la piste végétale, les processus de transformation des matières jusqu’à leur consommation. Certains emballages accueillent une bougie à allumer, afin de marquer des dates désignant un moment clé. Ces bougies, ensemble d’objets porteurs d’une histoire, d’un moment de partage, conversent avec Calendrier, fragment d’une sculpture. Cet ensemble, réalisé au fil de trouvailles et de dons, incarne également le mélange de classes sociales, le rituel de la réception : un processus de travail qui tient de la rencontre, du faire ensemble, dans une énergie porteuse d’optimisme.

Enfin, l’artiste, à la manière d’une semeuse, partage des graines d’espoir et transmet une certaine confiance en la vie. Elle considère la joie comme un sentiment de résistance et l’émerveillement comme un remède à l’anxiété, au monde qui s’écroule. Elle ancre son travail artistique au plus près du quotidien et œuvre dans un partage avec l’autre afin d’inviter à se poser des questions. Ces travaux, bien souvent en mouvement, se vivent ainsi comme des espace-temps où elle laisse la place à l’expérimentation et à la relation.

Texte de Pauline Lisowski